Je regarde mon audace...
« Monsieur, Je vous envoie 2 exemplaires d'une brochure qui, pour des circonstances indépendantes de ma volonté, n'avait pas pu paraître au mois d'Août. Elle paraît maintenant chez deux libraires du boulevard, et je me suis décidé à écrire à une vingtaine de critiques, pour qu'ils en fassent la critique. Cependant au mois d'Août un journal, la Jeunesse, en avait parlé ! J'ai vu hier à la poste un gamin qui tenait l'Avenir National entre ses mains avec votre adresse et alors j'ai résolu de vous écrire. Il y a 3 semaines que j'ai remis le 2ème chant à Mr Lacroix pour qu'il l'imprime avec le 1er. Je l'ai préféré aux autres, parce que j'avais vu votre buste dans sa librairie, et que je savais que c'était votre libraire. Mais jusqu'ici il n'a pas eu le temps de voir mon manuscrit, parce qu'il est très occupé, me dit-il ; et si vous vouliez m'écrire une lettre, je suis bien sûr qu'en la lui montrant, il se rendrait plus prompt et qu'il lirait le plus tôt possible les deux chants pour les faire imprimer. Depuis dix ans je nourris l'envie d'aller vous voir, mais je n'ai pas le sou.
Il y a 3 fautes d'imprimerie ; les voici :
Page 7, ligne 10 : Au lieu de : si ce n'est ces larmes, il faut si ce n'est ses
Page 16, ligne 12 : Mais l'homme lui est plus redoutable, il faut mais l'Océan
Page 28, l'antépénultième : Au lieu de il est brave, il faut il est beau.
Voici mon adresse :
Mr Isidore Ducasse
rue Notre-Dame-des-Victoires, 23
Hôtel : à l'union des nations
Vous ne sauriez croire combien vous rendriez un être humain heureux, si vous m'écriviez quelques mots. Me promettez-vous en outre un exemplaire de chacun des ouvrages que vous allez faire paraître au mois de Janvier ? Et maintenant, parvenu à la fin de ma lettre, je regarde mon audace avec plus de sang-froid, et je frémis de vous avoir écrit, moi qui ne suis encore rien dans ce siècle, tandis que vous, vous y êtes le Tout. »
– Paris, 10 novembre 1868 / Lettre d'Isidore Ducasse (dit Comte de Lautéamont)
à Victor Hugo, retrouvée en 1980 à Guernesey –