J'ai toujours aimé les machines à écrire. Dès que je peux en dessiner une au détour d'une page d'un livre en cours, je saisis machinalement le prétexte comme une apparition familière. Les dactylotypes du tout début 20ème ont ma préférence. Ça tombe bien, la plupart de mes histoires se situent souvent à cette époque où l'esthétique des objets était toujours d'une impeccable élégance. Et soudain, je me demande comment notre vilain petit siècle 21 ultraconnecté a-t-il pu sombrer dans une telle laideur visuelle et intellectuelle. Bref. Sur cette image, c'est une fille qui tape. Toute vêtue de dentelle et crinoline... Tac, tac, tac, dans la lingerie fine.
— Dans mes carnets, fragments de notes —
( Dessin : encre de Chine et typex sur papier Schoeller / 18,5 x 10 cm / Nouveau livre en cours / Extrait de la page 30 )
En dessinant au pinceau on apprend à réapprendre le monde. Les lignes fortes (yang) se changent en lignes faibles (yin) et les lignes faibles se changent également en lignes fortes au creux de cette boucle signifiante.
Le dessin devient alors écriture. Une écriture imaginaire qui permet d'écrire « neige » ou « sable » d'une seule trace. Une trace qui peut aussi se lire comme un haïku : « reflets sur l'océan Pacifique ».
Je m'installe enfin à ma table de travail pour démarrer un nouveau récit de cent-soixante pages à dessiner. Et soudain, c'est comme si j'étais assis au bord d'un fleuve... En aval, j'imagine assez aisément l'embouchure lointaine et l'océan à perte de vue – c'est une image mentale qui m'est familière. Mais en amont, la source m'est toujours plus difficile à visualiser car c'est une idée plus sourde et plus diffuse. Le temps long d'une année entière passée à cette table à dessin amènera inévitablement des réponses inattendues... Des réponses que l'immédiateté frénétique de notre postmodernité ultraconnectée est incapable d'envisager. Pour l'avoir vécue tant de fois, je sais que cette longue mise en retrait du monde – assis à cette table-fleuve – n'a rien d'une absence. C'est au contraire une présence totale et absolue.
Je me souviens d'avoir raconté dans des cases de graphic novel des rituels sacrés sur la piste rouge des grandes plaines du Dakota... où le temps n'existe pas. Je me souviens d'avoir dessiné en bichromie cet artiste vampire de cinq siècles d’existence, en train de peindre un Golem dans les lueurs de l'aube... à l'heure blanche et éphémère. Je me souviens de l'histoire de ce corbeau dans les neiges du Yorkshire, parlant à un poète français à moitié fantôme, à moitié mort... et infiniment vivant. Je me souviens des sunsets sur la mer Caraïbe. Je me souviens d'un grand poisson avec une épée d'argent, d'un vieil homme épuisé sur sa barque et d'une Volvo déglinguée en route pour l'Italie. Je me souviens d'un Nokia rose, d'une plage de Rimini en morte saison et aussi d'un gamin sous la pluie... et d'un assassin en cavale, les yeux planqués sous son chapeau. Je me souviens d'une cabane perdue au cœur de la Patagonie chilienne, battue par les vents mauvais. Je me souviens aussi d'avoir scruté notre époque embourbée dans la fange de ses algorithmes scatophages. Je me souviens d'avoir insulté la morale, l'éthique et la vanité de la race humaine... malade de sa posthumanité précoce. Je me souviens de tout, mais... tout ce que j'ai écrit s'est enfui. Et tout ce que j'ai dessiné s'est évaporé dans un désert de cendres. Aujourd'hui, la traversée de ce désert est enfin terminée. Ce matin, je reprends le chemin de ma table à dessin où mes pinceaux m'attendent dans l'encre desséchée par ces deux années de trop longue absence. Le désir du papier et du dessin me happe à nouveau pour un prochain récit au long cours. Un ouvrage accueilli dans le toujours très beau catalogue des prestigieuses éditions Futuropolis. Un livre de bande dessinée qui sera disponible au printemps de l'an de grâce 2026.
J'imagine alors que mes lecteurs de toujours seront encore là, au rendez-vous... pas trop usés par ces temps postmodernes qui essayent en vain de nous éloigner de l'essentiel.
— Sur mes étagères, fragments de bibliographie ( non exhaustive ) —
Ce que l'IA nous vole... ce n'est pas ce que nous avons déjà produit durant les siècles passés. Non. Ce qui nous est confisqué, ici et maintenant, c'est tout ce que l'humanité ne produira jamais et qu'elle délègue, désormais massivement, aux machines absurdes en générant du contenu artificiel globalisé. D'ici peu, les humains ne seront même plus capables d'écrire un mot ou de tracer un trait, comme ils ne savent déjà plus – depuis longtemps déjà – calculer mentalement une racine carrée sans calculette, ou s'orienter dans les entrailles de la cité sans GPS. Dans une paresse intellectuelle, culturelle et créative exponentielle, l'humanité se contentera de recracher des données recyclées, resucées, déclinées à l'infini, et qui serviront de base d'apprentissage pour les nouvelles versions d'IA (dé)générative, ad nauseam. Nos histoires diaphanes se dissiperont alors dans la fumée factice de notre abrutissement physique et cérébral. Mais un jour... quelqu'un – ou quelque chose – assis sur une plage de silicium face à l'océan, ouvrira son carnet à la première page et tracera au pinceau une simple ligne. Pure et définitive. On appellera cette trace « l'horizon ». Et tout recommencera. Comme avant.
— Dans mes carnets brumeux, écrire des fragments of time —
( Dans mon atelier, acrylique blanche sur tôle rouillée / 45 x 37 cm )
Comme chacun sait, le chant des oiseaux est un langage. Un langage est, par définition, constitué de symboles sonores arbitraires et conventionnels. Et la création de ces symboles – comme tout type de matière symbolique – ne peut être que le fruit d'un cerveau complexe et évolué. Le son est à considérer ici comme l'abstraction signifiante d'une réalité utilitaire et essentielle au vivant : indiquer sa position dans l'espace, se protéger d'un danger ou des intempéries, se nourrir, se reproduire... Dans cette manière de « dire » urgemment le monde par une symbolique sonore efficace, il n'y a pas de place pour les questions facultatives liées au « monde des idées » ; les problématiques secondaires et subjectives des idées (ou des idéologies) sont totalement inutiles dans le monde réel de la nature. Les idées, les notions symboliques et toutes ces choses abstraites ne peuvent pas être fidèlement retranscrites par une codification elle-même abstraite et symbolique comme le langage. Le marteau ne peut pas se taper sur lui-même ; il ne peut pas être à la fois l’outil et le geste. Inévitablement, le langage trahit la pensée, nous dit Bergson. Les mots ne sont que des étiquettes qui trahissent les idées. Les oiseaux l’ont compris – instinctivement, sans doute – et ils ne s’encombrent pas, comme les humains, de cet écueil majeur du langage, à savoir : « dire des idées ». Ils se contentent donc de dire le réel. Contrairement aux humains, les oiseaux ne chantent pas pour exister, ils chantent parce qu’ils existent. À l'évidence, les oiseaux sont ainsi à l'abri de toutes formes de réalités alternatives, de contre-savoirs, de post-vérités ou de théories déconstructivistes à la con... Bref. Le chant des oiseaux, c'est la fonction primitive du langage, comme dirait encore Bergson. Avec le chant des oiseaux, c'est la singularité du vivant dans la plus puissante expression de son être-au-monde qui est à l'œuvre, ici et maintenant. Mais peut-être que tout est faux dans ce que je viens d'affirmer... L'écriture trahirait-elle, elle aussi, l'honnêteté de mon ressenti ? Chut... Tais-toi, et écoute.
— Dans mes carnets dessinés, écrire des fragments sauvages — ( Encre de Chine sur papier )
« En somme, on ne peut observer une vague sans tenir compte des aspects complexes qui concourent à la former et de ceux tout aussi complexes auxquels celle-ci donne lieu. Ces aspects varient continuellement, de sorte qu’une vague est toujours différente d’une autre vague ; mais il est vrai aussi que toute vague est pareille à une autre vague, même si ce n’est pas forcément celle qui la touche ou la suit immédiatement ; bref, il est des formes et des séquences qui se répètent, même si elles sont distribuées irrégulièrement dans l’espace et dans le temps. Comme ce que monsieur Palomar a l’intention de faire en ce moment c’est simplement de voir une vague, c’est-à-dire de saisir toutes ses composantes simultanées sans en négliger aucune, son regard s’attardera sur le mouvement de l’eau qui vient battre le rivage tant qu’il continuera d’enregistrer des aspects qu’il n’avait pas saisis jusque-là ; dès qu’il s’apercevra que les images se répètent, il saura qu’il a vu tout ce qu’il voulait voir et pourra arrêter. Homme nerveux vivant dans un monde frénétique et congestionné, monsieur Palomar tend à réduire ses relations avec le monde extérieur et pour se protéger de la neurasthénie générale cherche, autant qu’il le peut, à garder ses sensations sous contrôle. »
— Italo Calvino, 1983 / « Monsieur Palomar », extrait du chapitre 1.1.1 —
( Photographie : dans mon Digital Revio, homeLandes )
En 1975, j'ai 8 ans. Je regarde Casimir et Chapi Chapo à la télé. Pendant ce temps-là, à Paris, trois humanoïdes déjantés, Jean-Pierre Dionnet, Philippe Druillet et Mœbius, s'associent pour donner vie à une revue de science-fiction. Ce sera Métal Hurlant... le mythique magazine de bande dessinée de la fin des 70's qui va façonner l'esthétique SF planétaire pour les décennies à venir. En 1980, je lis « Métal » chez les grands frères qui écoutent The Clash, The Cramps et B-52's. Un peu plus tard, je fume des joints, je chante dans un groupe, je foire mon bac et je dessine tout le temps... En 1987, j'ai 20 ans. Étudiant en arts appliqués, j'achète l'ultime numéro de Métal Hurlant. Le fameux n° 133. Je le lis dans le train Bordeaux-Poitiers, comme un testament. Voilà. La fête est finie. Après une douzaine d'années de space-trip rock'n'roll sidéral, la machine à rêver s'arrête net, laissant les lecteurs aussi hagards que des zombies intergalactiques nostalgiques du futur. À l'aube des 90's, « Métal » n'est plus que le souvenir étincelant d'une étoile morte. Les années passent... En 2004, je deviens auteur de bande dessinée (j'te la fais courte, tu connais l'histoire...).
L'été dernier (juillet 2023), noyé dans la tourmente médiatico-merdique en marge de mon expérimentation de l'IA et de mes mésaventures éditoriales (cf. l'affaire « initial_A. »), je sombre dans un état dépressif et perds totalement le goût du dessin, du papier, de l'encre... Même le désir de raconter des histoires dessinées me semble dérisoire. Mais... comme toujours, c'est au moment où la nuit est la plus noire que l'aube se lève. Un vieux pote du siècle dernier débarque soudain dans mon téléphone, et m'invite à dessiner un petit scénario qu'il m'a écrit pour le nouveau Métal Hurlant... « Une histoire courte et pessimiste... Du sur-mesure, rien que pour toi ! Ça ira mieux demain... c'est le titre ! » m'argumente Éric (Corbeyran). « Haha, très drôle... » lui rétorquai-je d'une voix âpre. Puis, après quelques civilités, nous raccrochâmes. L'instant d'après, je ressortais déjà mes crayons, mes pinceaux, et je balançais la boîte de Lexomil dans les chiottes chimiques de ma capsule cosmique.
Demain, le 22 mai 2024, sort le n° 11 de la nouvelle formule de Métal Hurlant, pilotée depuis Los Angeles par l'impertinent rédac' chef Jerry Frissen (un vrai belge qui se fait passer pour un faux américain). Depuis la reprise du magazine en 2022, je trépigne d'en être... Tellement la qualité de ce nouveau « Métal » est à couper le souffle. Après un redémarrage mou du genou lors du premier numéro, la machine à rêver semble être à nouveau sur punk' orbite. Temps mieux, parce qu'on commençait à se faire un peu chier dans ce 21e siècle qui trempouille gentiment dans l'eau tiède de la moraline. Bref... Tout ça pour te dire que je suis super fier et super ému de publier ces 7 pages dans ce putain de numéro d'été 2024. Allez... Bonnes vacances métalliques avec ce mythique n° 11 !
Compte facebook > définitivement supprimé (depuis janvier 2019) « Hors contaminations émotionnelles et collectives »
Compte instagram > définitivement supprimé (depuis janvier 2019)
« Hors pollutions rétiniennes intempestives
et marketées »
Définitivement absent du réseau Linkedin
(depuis février 2025)
« Hors d'atteinte de la novlangue-de-bois
managériale et entrepreneuriale »
AVERTISSEMENT :
« Je veux bien être entièrement tenu pour responsable de ce que je publie ici, mais je ne peux en aucun cas être jugé coupable de n'avoir pas écrit ou dessiné
ce que tu aurais voulu voir ou entendre. »
Bien cordialement, – La Direction –
En ce moment sur ma table de nuit :
(En application cutanée, trois fois par jour. Protège l’individu des névroses collectives et sociétales. Puissant analeptique, riche en fer et en potassium.)