Sketchbook #3
— Dans mes fragments silencieux —
L'avènement de l'application Procréation_Sans_Contact avait plongé l'humanité dans une turbulence psychotique sans précédent. Depuis plusieurs décennies, la confusion avait dépassé l'entendement...
Sur les écrans des neuro-interfaces, synchronisées en connexion cognitive par l'Empreinte-Système, la foule publiait de manière compulsive et paranoïaque une multitude infinie de théories déconstructivistes et post-structuralistes.
Paradoxalement, certains groupuscules activistes en étaient venus à remettre en cause l'existence même de l'Empreinte-Système qui n'aurait été, d'après eux, qu'une construction mentale globalisée depuis la nuit des temps. « L'empreinte-Système n'existe pas ! », hurlaient-ils sur les écrans de cette même Empreinte-Système, espérant alors sécuriser leur âme par le pire des scénarios négationnistes...
Il en est toujours ainsi, lorsqu'une civilisation se met à douter de l'existence réelle de ses fondements, même les plus absurdes et les plus délétères ; elle s'écroule soudain, comme un vieux château de cartes moisies.
— Dans mes carnets, fragments of times —
Soudain, au détour d'un snap vagabond,
Tatiana te décoche un sexfie abyssal
En plein cœur, du fin fond
De son Caucase natal.
Tu ne sais, hélas, quoi répondre
À ce feu ardent qui la tourmente ;
Peut-être un poème à faire fondre
Les braises sous la neige bouillonnante ?
— Dans mes carnets, fragments de rimes croisées, à l'ancienne, comme la moutarde —
(Photographie © Natacha Merritt / Sexual Selection, 2012)
Comment peut-on encore croire
qu'un dessin est une offense ?
Comment peut-on ainsi confondre
les raccourcis et les impasses ?
Le dessin est la langue parfaite.
C'est un langage archaïque, moderne
et absolu.
Depuis la nuit des temps,
c'est la langue de l'âme ;
comme la poésie, la musique
ou l'extase sexuelle.
Les seuls et uniques prophètes
dignes d'être respectés,
et honorés, ici-bas,
sont ceux qui maîtrisent totalement
ce langage sacré.
L'artiste est équipé congénitalement
pour être un voyant extra-sensoriel,
c'est ainsi.
Alors il faut faire silence
devant cette connaissance universelle
de la signification et de la représentation
du tout existant. Et il faut se taire
devant la puissance d'abstraction
qui en découle.
Il faut faire silence.
Surtout lorsque l'on ne possède rien d'autre
que des dogmes ou des croyances.
— Dans mes carnets, écrire des fragments —
(Dans mon Digital Revio, table sacrée, intime rituel)
— Recette intégralement disponible sur ton smartphone, en peer to peer citoyen —
Mais ici ;
temps élargi
à l'infini.
— Dans mon Digital Revio, fragments d'ici —
De l'extension du domaine du « like »
au narcissisme anonyme.
De la colonisation du sociétal
par la sacralisation du lien social.
De l'autolâtrie à l'effacement.
Du « démos » au « kratos ».
De Sapiens à l'Homo indignatus cyber-connectum.
Du « dividere » au « dictare ».
De l'universalisme au populisme.
Le réel, c'est quand on se cogne.
N'est-ce pas ?
Too late to believe again, sweety...
— Dans mes carnets, écrire et gribouiller des fragments —
#ChibiAstroBoy ! Comme on dit sur les connected networks du twenty-first century, quand on veut créer du social link au sein d'une digital community, parait-il. Pfff... Fais-moi rêver, brand new world, avec l'indigence de tes éléments de langage qui nous éloignent encore davantage de la densité de cet intime secret ; être au monde.
Oh oui ! Oh oui ! Traite-moi encore de boomer technophobe… J’adoOoore !
— Dans mes carnets, fragments gribouillés —
(D'après Osamu Tezuka / 1928-1989)
Et toi alors,
dis-moi...
Laquelle as-tu choisie
des cages idéologiques,
morales ou religieuses,
que les singes modernes
ont trouvées jusqu'ici
pour rendre
leur neurasthénie chronique
plus supportable,
et se protéger d'eux-mêmes.
— Dans mes carnets, écrire des fragments —
(Dans mon atelier, monotype sur papier Velin d'Arches)
Je pose le carton à dessin
sur l'établi.
Cent-soixante-douze pages,
un kilo trois.
Le livre est terminé.
La main se retire
de l'écriture
et du trait.
Lentement.
Elle sait qu'il faudra
revenir plus tard,
pour une autre histoire
à raconter,
d'autres obsessions,
d'autres colères
à soigner,
peut-être.
Mais pour l'heure,
l'esprit quitte la main.
Il lui faut marcher pieds nus
dans les feuilles mortes du jardin,
blotties dans le givre du matin.
Il lui faut manger un fruit
juteux comme le sexe cru
de la femelle amie.
Il lui faut croiser de nouveaux sourires
espiègles, au détour d'un chemin
de caillasse, loin des villes,
toujours.
Il lui faut retrouver
le vent qui cravache la peau
érectile ; tendue.
La main se retire.
L'esprit quitte la main.
Le livre est terminé.
« Je est un autre ».
— Table de travail, novembre 2020 / Nouveau récit dessiné à paraître /
Thierry Murat © éditions Futuropolis / 172 pages en bichromie —
En librairie à partir du 7 avril de l'an de grâce 2021 !
« Plus on en met, plus il en manque. »
— Alberto Giacometti —
(Photographié rue d'Alesia, en 1961, par Henri Cartier-Bresson © Magnum Photos)
Brebis crevardes
à l’agonie.
Le troupeau
maladif est enfermé
dans l'enclos ;
c'est l'heure du berger.
L'heure où le reclus,
ivre de liberté,
devient voyant.
Il pleure des chansons
belles à égorger
les loups
près du ravin ;
des complaintes
à faire frémir la rosée
qui suinte au creux
de la croupe
blanche et ouverte
de la lune.
— Dans mes carnets, écrire des fragments —
(Dans mon Digital Revio, homelandes)
« Nul ne ment autant qu'un homme* indigné. »
— Friedrich Nietzsche —
(Dans mes carnets, philotypographisme)
* Ça marche aussi pour une femme (ndlr)
Et puis
la cyprine salive
au bord des lèvres
toujours
apaise nos âmes
libres
à l'interstice
affamé d'émois
et d'offrandes
conquérantes
en humidités
complices
blasphémant
les dieux par l'ultime
orifice.
— Dans mes carnets, écrire des fragments —
Mais, déjà,
la lueur
de vivre
submerge
l'horizon.
(Dans mon Digital Revio, fragments de poème)
Il y a 20 ans. Octobre 2000. Le premier titre sur l'album KID A, du groupe Radiohead, ouvre le XXIème siècle. « Everything in its right place ». Tout est là, donc... À sa juste place. Et le futur peut commencer.
KID A. Une œuvre visionnaire – donc pessimiste – ou bien une œuvre pessimiste – donc visionnaire – qui donnera raison, deux décennies plus tard, aux prophéties dystopiques murmurées, de manière sibylline et symbolique, par la voix presque androïde de Thom Yorke ; « Yes-ter-day-I-woke-up-suck-ing-a-le-mon ». Quelques notes électro-pop comme sorties d'un vortex spatio-temporel, puis une phrase anodine, susurrée en boucle sur un ton monocorde et laconique, ouvrent donc le bal du siècle nouveau. « Hier, je me suis réveillé en suçant un citron », comme on dirait aujourd'hui sur les réseaux sociaux : Quand tu te réveilles en suçant un citron, lol !... Une phrase à l'acidité incipide, de moins de 140 signes, comme un statut ou un tweet accompagné d'un selfie désincarné. Nous y sommes déjà. Et personne n'y crois encore. Six mois plus tard, les gros seins de Loana sont bien réels dans le loft de la vieille télé. Rien de virtuel pour l'instant dans nos rapports humains... mais pourtant on sent déjà une drôle d'odeur. Ou plutôt une absence d'odeur... On ne se touche plus pareil. On apprend à communiquer avec des textos maladroits. On ne se regarde plus tout à fait en face. On fait mine de s'inquiéter en rigolant. Et on fait mine de rigoler en s'inquiétant (un peu). De toute façon, on s'en branle, c'est l'an 2000 ! C'est la fête ! Et on pille les droits d'auteurs des musiciens en téléchargeant comme des porcs sur Napster. C'est cool... c'est le progrès. Vivement demain qu'on puisse s'insulter avec un smiley qui pleure de rire et se menacer de mort sous couvert d'anonymat en ultra-connexion synchronisée.
Octobre 2000. Pendant que le tout jeune internet du nouveau siècle enthousiasme la foule, béate d'admiration comme devant un bébé qui vient de naître, se promettant un avenir humaniste de partage et de connaissance, Thom Yorke balbutie, avec une voix synthétique et bouleversante d'humanité cassée, des phrases brèves sans aucun contexte évident les reliant entre elles ; des bribes, des statuts ou des tweets, disais-je à l'instant. C’était il y a 20 ans. C'était hier.
« Yesterday I woke up sucking a lemon / Yesterday I woke up sucking a lemon / Yesterday I woke up sucking a lemon / Yesterday I woke up sucking a lemon / Everything / Everything / Everything / In its right place / In its right place / In its right place / Right place ».
— Dans mes carnets, écrire des fragments de siècle —
(Image de Stanley Donwood pour Radiohead © 2000)