
La prophétie warholienne du quart d'heure de célébrité s'éternise en crowdfunding interminable et en storytelling connecté à deux balles. La surproduction de livres frise aujourd'hui l'indécence. Tout le monde veut publier, plus personne ne lit. Et il y a dix fois plus d'auteurs que de lecteurs.
Le critique littéraire 2.0 est devenu influenceur. Sa prose indigente a cent fois plus d'audience que l'ouvrage chroniqué. Trois jolis pouces bleus et érectiles par-ci, deux étoiles (sur cinq) par-là... Ni les auteurs, ni les lecteurs ne prennent réellement leur pied dans ce petit jeu de concours de bites. Mais, à défaut de s'en offusquer, ils s'habituent à la médiocrité.
Lire de la fiction nécessite une capacité à s'immerger dans l'univers de l'Autre. Une aptitude à dépasser ses appréhensions, à postuler sur l'apriori, à transcender la possible non-adhésion au Récit proposé par quelqu'un d'autre que soi-même. Lire de la fiction exige une disposition à accepter le risque, l'inconfort esthétique ou le doute idéologique, à accueillir les multiples possibles de la psyché humanoïde, à tolérer de ne pas obligatoirement adhérer à ce qui est écrit sans pour autant s'indigner comme un crétin. Inutile de développer davantage... Lire de la fiction est désormais à des années-lumière de l'état d'esprit, des préoccupations et des certitudes du siècle vingt et un.
En revanche, le livre suppositoire, celui qui promet de soigner ou de guérir en vaselinant le réel, est désormais la norme. Il se vend bien. Il sent bon le documentaire ou le reportage aux huiles essentielles de biopic. Il est rempli de contenu. Rempli de bons gros sentiments. Il rend la populace, engendrée par la téléréalité, inapte à la fiction. À l'instar des stages de développement personnel, le livre suppositoire rend con. On a les effets secondaires qu'on mérite.
À quoi bon des poètes en temps de détresse ? Telle était la question tragique et désabusée posée par Hölderlin. Alors... Entre fictum et factum, l'Artiste-Auteur encore vivant se démène, sans se soucier davantage de l'étymologie latine, pour raconter cet éternel mensonge qui dit la vérité. Et le Récit reprend alors son envol, au dessus du ravin, avec ses ailes de géant, débarrassé à tout jamais des commentaires mort-nés qui l'empêchaient de marcher.
— Dans mes carnets, écrire des fragments éveillés —
(Dessin de couverture de la revue Dada 4-5 / Francis Picabia © 1919, empreintes de réveil matin disséqué / Détail)